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sam' 14 Déc' 2024

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Soirée bière-pizza-foot-antisémitisme, Par Philippe Sola

Joann Sfar

La chasse aux Juifs est donc ouverte à Amsterdam, là où Anne Franck ne put être protégée, elle non plus.

Comment lutter contre cet antisémitisme devenu désormais mondial ? Faut-il y voir, comme on l’entend parfois, la revanche des BRICS, ces États qu’on qualifiait autrefois de « pays en développement », revanche qui aurait réussi à pénétrer les États « développés », par l’intermédiaire, à l’intérieur de ces derniers, des représentants des supposés « dominés » face aux supposés « dominants » ?

Si l’Europe, et la France en particulier, veulent sauver ce qui reste à sauver, à savoir tout de même beaucoup, tout en restant elles-mêmes, il n’y a qu’une façon de lutter contre cet antisémitisme qui n’hésite plus à s’organiser. Par l’universalisme et l’intransigeance. Deux concepts qui semblent contradictoires.

Lors de mon « passage sous le bandeau » il y a seize ans, une des premières questions qu’on me posa fut : « La tolérance a-t-elle une limite ? ». Question aporétique par excellence. Si la tolérance a une limite, elle devient l’intolérance. Si la tolérance n’a aucune limite, il faut donc tolérer l’intolérance. Dans les deux cas, on semble bloqué dans une impasse logique. Mais, à y regarder de plus près, tolérer l’intolérance reste une position moins contradictoire qu’une tolérance ayant une limite. Nous avons donc préféré, en France, en Europe, à l’heure de la modernité, et encore davantage lors de l’avènement de la post-modernité (au sortir des camps de concentration en 1945), tenir une position haute : plutôt l’absolu moral qu’incarne une tolérance totale que limiter la tolérance. Pour lutter contre l’antisémitisme après la Shoah et contre le racisme à partir des années 1960, on a donc invoqué la tolérance. Ouvrir les esprits, ne pas toucher à son pote qui est différent de soi, valoriser l’universel humain, privilégier ce qui nous rassemble sur ce qui nous sépare. La tolérance comme rempart à l’antisémitisme et au racisme. Ce n’est pas parce qu’il est juif, arabe, noir, homosexuel, etc, qu’il doit faire l’objet de ma haine. Le respect que je lui dois est placé au-dessus de ces particularismes. En ce sens, l’universalisme est une valeur hautement estimable : elle suppose que les représentants de l’espèce humaine peuvent s’entendre précisément en vertu de leur appartenance à une même espèce. Notons que le premier verbe employé à l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen de 1789 est le verbe « naître » : « Les hommes naissent… » L’universalisme des humains est lié d’abord à la nature et à l’origine. Si les hommes sont égaux, c’est parce que cette égalité se fonde sur une origine commune : ils « naissent » tous, ils ne s’auto-engendrent pas, ils sont frères en raison d’une paternité commune. Ils ont la même origine. Il y aurait beaucoup à interroger sur la teneur de cette « nature » et de cette « naissance ». La sécularisation est toujours une façon de parler de la transcendance sans la nommer.

Tout tolérer était une position haute, disais-je, entendue comme une position sûre d’elle et un peu prétentieuse. On se disait qu’on pouvait tout tolérer parce qu’en incluant dans le tolérable ce qui était intolérant, ce n’était pas simplement faire œuvre de tolérance, c’était croire en un discours particulier : ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, avec notre tolérance, que nous tolérons pourtant, finiront  par nous rejoindre, par devenir tolérants. Comment pouvait-on croire que le tribal, le clanique, le communautaire, allait devenir universaliste ? Parce qu’il y avait tout à gagner à rejoindre une société, une civilisation, de tolérance, qui était forte, qui, par l’émancipation et la désaffiliation qu’elle proposait, permettait à des individus que la naissance désavantageait de s’accomplir, de s’enrichir, de devenir heureux. C’était une définition du bonheur comme ouverture de soi, comme connaissance de soi plus grand que ce que la naissance avait décidé. Ce sort était enviable et envié. On appelait cela l’ascenseur social, l’épanouissement, l’assimilation, l’intégration à la française, la méritocratie. Quasiment tous, à un moment ou un autre de l’histoire familiale, finissions par consentir à cette règle du jeu, car le jeu en valait la chandelle et, en outre, nous n’avions pas l’impression de trahir nos origines. C’était un avenir meilleur promis pour soi et ses descendants. C’était la non-focalisation sur la revendication individuelle, c’était des structures collectives auxquelles les gens adhéraient : l’État, la famille, l’École, le Parti, l’Église. C’était des vies vécues comme l’actualisation libre de possibilités permises par l’universalisme et la tolérance.

Seulement voilà, quand des individus, puis des groupes, se sont mis à remettre en question ce modèle, à ne plus y adhérer dans un premier temps, on s’est demandé : « Mais qu’a-t-on fait de mal pour en arriver là ? On les a acceptés tels qu’ils étaient, ils ont connu l’École, l’aide et la protection de l’État, et, malgré cela, ils ne rejoignent pas la promesse républicaine, ils ne la souhaitent pas ? » Alors on s’est posé mille questions, à se tourmenter, à s’accuser mutuellement, à se diviser, à se dire qu’il fallait demander pardon, qu’il fallait regretter nos comportements, pour leur montrer, par ce geste, à quel point notre tolérance était grande et cette attitude de remise en question vertueuse. Mais certains résistaient toujours. On s’est flagellé, certains ont fini par leur dire qu’ils avaient raison, que l’État était raciste et intolérant, que la promesse républicaine n’était qu’un leurre, que l’intégration n’existait pas. Alors notre universalisme s’est laissé corrompre par des doutes : sommes-nous vraiment tolérants ou n’est-ce qu’un affichage ? Face à la violence antisémite, comme face à la violence envers les représentants de l’État, nous continuons de nous demander ce que nous avons bien pu faire pour mériter cela, ce que nous avons manqué, comment nous avons pu blesser, pour qu’une telle violence s’exerce contre nous. C’est une position honorable, certes, la remise en question, mais c’est une position prétentieuse. C’est dénier à autrui sa liberté propre, sa capacité à exercer son libre-arbitre indépendamment de notre volonté, c’est dire « nous maîtrisons les comportements, nous homogénéisons à un point tel que nous ne comprenons pas comment certains nous échappent ». C’est soustraire à autrui sa capacité à faire le bien ou le mal sans notre intervention.

Lutte-t-on contre l’antisémitisme en étant universaliste ? Oui, indéniablement. Mais cela ne suffit plus. Nous ne pouvons plus nous en remettre à notre capacité de séduction, à notre croyance en l’idée que tout le monde désire rejoindre l’universalisme. Car, de fait, certains ne le désirent pas. Certains pensent que des vies valent plus que d’autres, que l’universalisme est l’apanage d’un point de vue particulier, d’une civilisation, que tous les hommes n’ont pas les mêmes droits. Notre universalisme doit devenir intransigeant. C’est cela ou mourir comme civilisation. L’intransigeance a un caractère d’exclusivité, certes. Elle désigne une obligation de se conformer, de choisir un côté plutôt que l’autre. Alors ça nous déroute, on se dit qu’on détruit notre universalisme, qui est l’acceptation de tous les côtés, qu’on détruit notre « État de droit », qu’on devient sectaires, clivants, fascistes. Mais non : en acceptant ce constat que c’est bien notre civilisation qui a inventé l’universalisme, Athènes et Jérusalem, on fait un lien entre l’universalisme et notre origine, et nous-mêmes. L’universalisme a été colonisateur pendant une partie de son histoire, c’est vrai (il était pourtant de gauche au XIXe siècle), mais l’universalisme d’aujourd’hui est lâche et peureux. Il craint tellement d’être accusé d’idéologie, d’impérialisme, il craint tellement de ressembler à Hitler, qu’il a pris les atours de l’indifférence. Si toutes les pratiques humaines sont devenues tolérables, l’humanisme court le risque de se faire dévorer.

Il faut désormais prendre le problème à l’envers. Cela réclame de l’exclusion et du courage. Je sais bien que « l’inclusion » est le maître-mot de la post-modernité, comme celui de « portes-ouvertes » : tout doit être ouvert et tout doit être englobé dans le système. Il faut désormais assumer le « séparé » et le « fermé », précisément pour protéger la tolérance et l’universalisme. 

Soyons intolérants avec les intolérants, forts face aux violents, armons-nous moralement et intellectuellement face à ceux qui nous désarment. Quant à ceux qui nous accusent de trahir notre universalisme, rappelons-leur que nous n’aspirons pas à conquérir de nouveaux territoires universalistes, seulement à protéger nos idéaux et nos valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité.

Notre ennemi n’est plus la royauté française qui, avant 1789, souhaitait conserver ses privilèges. Notre ennemi est encore intérieur mais aussi extérieur. Il ne se combat pas simplement avec des mots, comme l’attestent les images de cette nuit effroyable du 7 novembre 2024 à Amsterdam. Pour continuer d’être ouvert, il faut savoir être fermé. L’universalisme est, parfois, du côté de l’intransigeance et de l’exclusion. Protéger requiert parfois d’être offensif.

© Philippe Sola

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