“Alban n’est pas qu’un fait divers, c’était un brillant médecin, un papa et l’amour de ma vie. Je veux que son nom vive pour faire le bien”
Pour beaucoup Alban Gervaise n’est qu’un horrible fait divers, le médecin militaire agressé mortellement au couteau devant l’école de ses enfants à Marseille en mai 2022. Pour Christelle, il est son mari, l’amour de sa vie, le père de ses 3 enfants, et un médecin radiologue de talent. Pour qu’il ne reste pas de lui que sa fin, elle a créé l’association Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres… Pour que chacun sache l’homme qu’était Alban.
What’s up Doc : Pourriez-vous rappeler qui était votre mari Alban Gervaise ?
Christelle Gervaise : Mon mari était médecin militaire, il était radiologue. Il avait 40 ans. Il travaillait depuis juillet 2021 à l’hôpital d’instruction des armées Laveran à Marseille. Auparavant il avait été affecté à l’hôpital militaire Legouest à Metz et à l’hôpital militaire Bégin à Saint-Mandé.
Nous sommes arrivés à Marseille en juillet 2021.
Alban était aussi professeur agrégé de l’école du Val de Grâce, c’est un peu l’équivalent des PU-PH dans le civil. Il a soutenu son agrégation fin 2020, alors que notre petite dernière n’avait que quelques semaines.
Et le 10 mai 2022, en allant chercher nos enfants à la garderie de l’école, un peu avant 18h, Alban a été agressé mortellement par un individu. Il n’est pas décédé sur le coup, malgré un pronostic vital qui était, dès le départ, très engagé. Il a survécu jusqu’au 26 mai.
Il a été victime d’un crime au hasard ?
CG. : Il était probablement au mauvais endroit au mauvais moment, mais l’instruction est malheureusement toujours en cours, donc je ne peux pas communiquer d’informations. Malheureusement, parce que c’est toujours difficile pour les familles de victime. Mais il n’apparait pas du tout qu’il ait été attaqué parce qu’il était militaire. Il était en civil au moment de l’agression. Je n’attends rien de particulier du procès par rapport à mon deuil. Au contraire, on reçoit des comptes-rendus d’expertises à la maison en recommandé, on est parfois convoqué par la justice, il y a toujours des éléments qui nous empêchent d’essayer d’avancer. On est toujours rappelé vers le drame.
“Je suis appelée en fin d’après-midi, par le chef d’établissement de l’école Sévigné de mes enfants. Il m’explique qu’il faut que je vienne, que mon mari a été agressé devant l’école”
Comment avez-vous appris son agression ?
CG. : Quand mon mari est agressé le 10 mai, ma famille est à 800 Km de Marseille. Je suis arrivée à Marseille en juillet, on est début mai, donc on n’est pas très bien implantés dans la ville. Moi je suis appelée en fin d’après-midi, par le chef d’établissement de l’école Sévigné de mes enfants. Il m’explique qu’il faut que je vienne, que mon mari a été agressé devant l’école. Sous le choc, je réponds : « j’arrive » et je raccroche. Je ne pose aucune question. Il me faut 5 minutes pour comprendre ce qu’on vient de me dire. Et je le rappelle. Il me dit : « c’est très grave ». Je lui réponds : « j’ai besoin de savoir avant de partir, dites-moi ce qu’il s’est passé ». Alors il m’annonce que c’est une attaque au couteau. Je passe chez une amie dans ma rue qui m’emmène jusqu’à l’école. Mon mari n’est déjà plus sur place. A ce moment-là, je ne sais pas s‘il est toujours vivant. Je dois annoncer à mes enfants que quelque chose s’est passé. Et là on se retrouve seule au monde. Que leur dire ? Ils ont 20 mois, 3 ans, 7 ans… Dans l’urgence, je dis : « papa a eu un grave accident devant l’école, je dois partir le rejoindre à l’hôpital ». Je ramène les enfants à la maison avec notre amie. Entre temps, la réa m’appelle, m’explique le pronostic, me confirme que ça va être très compliqué. J’appelle mon père pour lui dire qu’il faut venir très vite. Je suis toute seule, je sécurise les enfants et je pars en réanimation. Et là dans la soirée, le gouverneur militaire de Marseille, le médecin chef adjoint de l’hôpital Laveran, viennent me rejoindre en salle d’attente en réa. Donc je ne suis plus seule, après quelques heures de grande solitude. L’équipe de la réa a été extraordinaire avec moi, vraiment très bienveillante. Il y a eu cet esprit de corps autour de nous, on a été très entourés. Mais le fait d’être seule, sans famille proche, dans une ville que je connaissais mal a été compliqué.
C’est face à cette solitude que vous vous êtes dit il faut que j’agisse pour les autres ?
CG. : Oui il y a un esprit de corps très fort à l’armée, et il y aussi un esprit de corps très fort chez les médecins. Il y a donc un esprit de soutien, de grande famille, mais ce n’est pas le cas dans tous les métiers. J’échange avec de jeunes veuves, et tout le monde n’a pas ce soutien. Les conditions d’agression de mon mari, la violence de ce qu’il s’est passé, font aussi que les gens m’ont soutenue. Nos proches, nos voisins, ont été très choqués. C’est arrivé devant l’école de nos enfants. J’ai aussi reçu un soutien énorme de la communauté éducative, parents d’élève, enseignants, équipe en général… Il y a eu un vrai élan de solidarité autour de nous. Ce n’est pas comme ça pour tous les veuvages précoces.
Par ailleurs, je suis médecin biologiste de formation, mais au moment de l’agression de mon mari, j’étais en congé parental. J’ai 36 ans. Nous avons trois enfants. Lorsque c’est arrivé, notre plus grand avait 7 ans, le deuxième 3 ans, et la petite dernière 20 mois. Ma petite dernière était présente dans le véhicule de mon mari où l’agression a commencé. Heureusement elle s’en est sortie indemne, en tous les cas physiquement. Et c’est notamment parce que j’étais en congé parental, que j’ai décidé de créer l’association Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres. A ce moment-là, je n’étais pas en exercice, et j’ai pu me rendre compte de la précarisation due au veuvage précoce. Le prêt immobilier peut ne pas être remboursé, parce que le décès est un suicide, par exemple. Moi je ne suis pas la plus à plaindre, notamment parce que j’ai un métier qui me permet d’être autonome financièrement.
“Le veuvage précoce, est une cause de précarisation. Moi, je ne suis pas la plus à plaindre, car je suis médecin, un métier qui me permet d’être autonome financièrement. Ce n’est pas le cas pour tous”
Quel est le but de cette association ?
CG. : Notre fonction principale c’est d’aider les familles endeuillées quand il y a des enfants à charge. L’association est toute récente, elle a été créée fin décembre, et là nous avons déjà aidé une première famille, et nous sommes en contact avec une deuxième. Ce sont des aides matérielles, mais on a l’intention d’aller au-delà.
Sur le plan scientifique, nous aimerions organiser un colloque, qui s’appellerait Regards croisés sur la prise en charge des familles en réanimation, qui irait du préhospitalier au post-hospitalier en passant par la réa. Comment on peut aider les familles ? On vit vraiment de très grands moments de solitude quand on traverse quinze jours de réanimation. Pour moi, ça restera une épreuve qui me marquera encore très longtemps. Comment rendre les choses un tout petit peu moins difficiles ? Parce que pendant la réa, on est accompagné par des soignants des médecins… Mais quand on rentre chez soi, que son conjoint est décédé, que c’est fini, il n’y a plus cette routine. Je pense qu’on peut faire des choses pour avoir une transition moins brutale entre la réa et le retour à la maison, où l’on peut se sentir désemparé. Moi j’étais déjà en contact avec la cellule médico psychologique, parce que mon mari a été agressé. Ça m’a permis de déclencher tout de suite un suivi pour mes enfants et pour moi-même. Mais ce n’est pas toujours le cas.
Vous parlez d’un soutien financier, ou aussi psychologique ?
CG. : Ce serait mon rêve d’avoir des bénévoles pour un soutien psychologique, un accompagnement dans les démarches. Mais je suis seule avec trois enfants aujourd’hui, donc je manque de temps. Pour le moment nous sommes sur une aide matérielle, on a un site internet qui est en cours de mise en ligne, on a une page Facebook, où on a proposé un premier livre sur comment aborder la perte d’un père pour un enfant ? Quand mon mari est décédé, après 17 jours de réa où je savais que chaque minute pouvait être la dernière, je n’avais pas eu le temps de me préparer pour l’après. Le traumatisme était tellement violent. J’avais toujours espoir qu’il s’en sorte. Et j’ai dû annoncer à mes enfants le décès de leur papa le lendemain matin, le 27 matin. J’ai voulu trouver dans les jours qui ont suivi un peu de littérature, sur le sujet. Il y en a assez peu sur la mort d’un papa. On a fini par trouver quelques livres, et du coup on les partage pour aider les familles.
Et c’est aussi pour ça qu’on va organiser cet évènement scientifique l’année prochaine. On veut améliorer la prise en charge globale des familles endeuillées. Il y a beaucoup de choses à faire pour les accompagner. Le veuvage précoce est une cause de précarisation pour les familles. Il concerne essentiellement des femmes, parce que les décès précoces concernent plutôt les hommes.
“Avant de tomber amoureuse d’Alban, j’ai d’abord admiré le Dr Gervaise, un brillant radiologue, incroyable de pédagogie, de patience et de talent !”
Avec qui avez-vous fondé l’association ?
CG. : Avec ma sœur et des amis. C’est une association complètement indépendante de l’armée, mais nous pouvons aider des familles de militaires, si besoin.
L’association s’appelle Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres, pourquoi pour la recherche ?
CG. : Pour la recherche, c’est un peu à part, car nous allons créer une bourse destinée aux médecins qui font de la recherche, au nom de mon mari, mais avec un financement familial, qui n’est pas du tout lié aux adhésions, aux dons, etc. Donc je le mets à part.
Alban avait une thèse de science, il avait un beau volume de publications à son actif. Je l’ai rencontré quand j’étais externe. Il était interne en imagerie médicale. Comme je le dis souvent j’ai d’abord admiré le médecin que j’ai trouvé incroyable, de pédagogie, de patience et de talent. C’était un brillant radiologue ! Avant de tomber amoureuse d’Alban, j’ai d’abord admiré le Dr Gervaise. J’ai reçu beaucoup de témoignages après son décès : pour tous il était un homme très gentil, très impliqué dans son métier, très doué, et toujours prêt à aider ses confrères et consœurs sur un dossier un peu difficile. C’était vraiment quelqu’un d’extraordinaire. Bien sûr c’était mon mari, mais c’était un très bon médecin et un très bon papa…
“J’ai promis à mon mari le 26 que nos enfants seraient heureux quand même, et depuis le 27 mai 2022 au matin, je me bagarre pour ça”
Comment avez-vous géré ce drame en tant que maman ?
CG. : J’avais trois enfants à la maison, et je savais que chaque minute mon mari pouvait mourir. J’ai toujours honte de le dire, mais du 10 mai au 26 mai je me suis concentrée à 300% sur l’état de mon mari. J’ai sécurisé mes enfants avec les amis, puis ma famille à la maison, je rentrais les voir régulièrement, mais j’avais vraiment besoin de pouvoir être tout le temps disponible. Je voulais absolument être là, si mon mari devait partir. C’était quelque chose qui m’obsédait, je ne voulais absolument pas qu’on m’annonce : « il est parti il y a une heure ». J’avais besoin d’être sûre d’être avec lui s’il devait s’en aller. Puis quand mon mari est décédé, je suis rentrée chez moi et je me suis dit : tu as 3 enfants, quand ils vont se réveiller tu dois leur annoncer la nouvelle, et après la vie doit continuer. J’y ai tout de suite mis toute mon énergie. J’ai promis à mon mari le 26 que nos enfants seraient heureux quand même, et depuis le 27 mai 2022 au matin, je me bagarre pour ça.
Vous paraissez très forte, certaines veuves s’effondrent…
CG. : On a tous une façon différente de gérer. Et je ne peux pas vous dire que je vais bien. Je suis toujours accompagnée par la CUMP (Cellule d’Urgence Médico-Psychologique) et aussi par une psychiatre en ville. Vous dire que je vais bien ce serait clairement mentir. Il y a deux aspects dans ma vie qui sont très difficiles : il faut accepter la mort de mon mari, c’est l’amour de ma vie, il me manque infiniment à chaque instant. Et je dois vivre aussi avec la façon dont il est mort. C’est un vrai traumatisme. Je le porterai longtemps. Mon mari ne peut pas se limiter aux quelques dernières minutes de sa vie. Il a fait bien plus avant et j’essaie de faire quelque chose, d’essayer de pouvoir aider les gens à travers cette expérience. Mais je ne vais pas vous dire que je suis forte et que je vais bien.
“Le fait d’être médecin a des avantages et des inconvénients dans ce que j’ai vécu. J’ai eu très peu d’innocence. Je ne suis pas réa, mais je comprenais beaucoup de choses”
Et que vous a apporté le fait d’être médecin ?
CG. : Le fait d’être médecin a des avantages et des inconvénients dans ce que j’ai vécu. Malheureusement en réanimation, j’ai eu très peu d’innocence, c’était terrible parce que je voyais tout. Je ne suis pas réa mais je comprenais beaucoup de choses, cela peut être un inconvénient. Et en même temps, je suis arrivée dans un univers que je connaissais déjà. Parce que la réa, même en tant que soignant, c’est un univers difficile, avec des machines, des seringues, des bips, des scopes… J’étais lucide, mais ça ne m’a pas empêchée d’avoir un tout petit peu d’espoir pendant la seconde semaine, mais ensuite l’état d’Alban s’est à nouveau dégradé…
Avec Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres, vous voulez associer son nom à quelque chose de positif ?
CG. : Oui car quand il y a un décès par agression comme ça, on perd le pouvoir sur le nom de son conjoint. Mon mari est bien plus que juste une agression au couteau. Il a fait tellement de belles choses dans sa vie. C’était vraiment quelqu’un d’extraordinairement gentil, de très discret, de très humble, et j’essaie de faire vivre sa gentillesse à travers cette association. Il faut que j’accepte la mort d’Alban, mais la façon dont il est mort c’est horrible pour moi. Vivre en sachant qu’il a vécu ça. Mon mari était un grand coureur, passionné de course à pied, donc nous voulons créer une course en sa mémoire. Déjà sur la Marseillaise des femmes le 14 mai, on a créé une équipe au nom de l’association, nous sommes plus de 40 inscrits. Et on aimerait organiser une course l’année prochaine en notre nom propre, pour continuer à la faire connaître l’association. Pour la financer, on a les adhésions, les dons, là on a une vente de chocolats en ligne qu’on a créés, on a des badges, des tee-shirts avec le logo de l’association, toutes les actus sont sur notre page Facebook.
“Mon mari était un homme extraordinairement gentil, discret, humble, j’essaie de faire vivre sa gentillesse à travers cette association, Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres”
Vous en parlez très bien, j’espère que les médecins vont adhérer à votre cause.
CG. : Mon mari a été pris en charge en réanimation à l’hôpital Nord de Marseille et les soignants ont été vraiment extraordinaires. Je me suis retrouvée en quelques secondes de moi, médecin, à épouse d’un patient en état critique et ils ont été d’un soutien et d’une bienveillance incroyables. J’ai pu voir à quel point ils étaient impliqués dans leur métier malgré une charge de travail conséquente. J’ai une reconnaissance absolue envers l’équipe médicale, les médecins, les infirmiers, les aides-soignantes, car ils se sont battus de toutes leurs forces et ils ont su m’aider à traverser tout ça jusqu’à la dernière seconde…
Le jour où mon mari est parti, le médecin de garde n’a pas sauvé mon mari, son état était trop grave, mais dans sa façon de me parler, dans la façon dont il a géré la toute fin de mon mari, il m’a sauvée un petit peu. Il m’a permis que ça se passe le moins mal possible.
Pour adhérer ou soutenir l’association Alban Gervaise, AGir pour la recherche et pour les autres
© Luc Angevert
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