Elle s’est rendue à une soirée, chez des jeunes de vingt ans comme elle. Elle a bu, elle a dansé, elle a discuté. Et puis, c’est arrivé très naturellement dans la conversation, ils se sont mis à faire des blagues, des plaisanteries, des rires ont fusé, des regards ironiques, “malaisants”, comme on dit, comme ils disent.
Oh ce n’est pas grand-chose, une petite plaisanterie sur l’argent. “T’es juive, c’est pour ça que t’as une montre chère, t’as ton taxi qui t’attend, tu prends pas le métro ? Et ta famille, ils habitent tous dans le 16 ?”
Elle ne savait pas s’il fallait en rire ou en pleurer, elle n’a rien dit, elle a senti ses joues rougir, elle s’est demandé un instant s’il fallait partir ou rester et se fâcher, se détendre ou défendre, dire quelque chose ou se taire, mais elle ne voulait pas ajouter du malaise au malaise, alors elle n’a rien dit lorsque les regards tournés vers elle, elle a souri bêtement, elle a détourné les yeux, et puis c’est tout. T’inquiète. Personne n’a vu que tu pleurais à l’intérieur.
Souvent, elle essuie le même genre de remarques dans sa classe. “Tu t’achètes un sandwich, t’as de l’argent…”
Lorsqu’ils ont visité le Mémorial de la Shoah, ses condisciples lui ont dit: “Ça va, la déportée ?”
Ce n’est pas bien méchant, ce n’est peut-être même pas méchant, c’est cela le pire. C’est entré dans les mœurs, dans la doxa, dans le non-dit, dans l’évidence de l’opinion publique, dans les vannes de tous les jours, dans ce que l’on dit sans même y réfléchir, c’est devenu un impensé. Les Juifs sont débrouillards, sont magouilleurs, sont tricheurs, les juifs sont voleurs, sont menteurs, ils ont le pouvoir, ils tiennent les médias, les juifs sont riches. Les filles baissent la tête, les garçons détournent le regard, tout le monde fait semblant de rien, pour ne pas que ça dégénère, pour sauver les apparences, pour fuir l’évidence, pour montrer qu’on s’en fout, que les juifs ne sont pas susceptibles en plus de tous leurs défauts, que ce n’est rien, rien qu’une idéologie qui est entrée dans la vie quotidienne, une habitude de langage, un automatisme, un habitus comme dirait Bourdieu, “l’histoire faite corps”.
Une question qu’on pose, un trait d’humour, il ne faut pas se vexer puisque dans le fond tu sais bien que c’est vrai. “Il n’y a que toi pour rentrer en taxi tard le soir quand il n’y a plus de métro, pour t’acheter un sandwich à midi, t’habiller avec des marques, vivre au centre ville, et te payer une montre à 50 euros”.
Cela ne choque plus personne, de toutes manières, depuis une dizaine d’années, l’antisémitisme bon teint va bon train, et il se développe sous forme de l’antisémitisme de socialisation, celui de tous les jours, de bon aloi, serein et patriote, taquin et polyglotte, l’antisémitisme banal, qui se dévoile sur un sourire, qui se développe entre deux bières, qui célèbre la vie et l’amitié, la tolérance, l’antiracisme et la liberté de penser.
L’antisémitisme souriant, sympathique et bienveillant, accueillant, bon enfant, l’antisémitisme qui te paye une bière et te tape dans le dos, qui te fais la bise et qui te propose un ciné, qui vient dîner chez toi et t’invite dans la maison de campagne des parents, qui te like et qui te kiffe, qui n’a rien contre toi mais en vrai les juifs ils ont plein d’argent…
L’antisémitisme de cœur, amical, fraternel, adorable : l’antisémitisme lol”.
C’est juste pour rigoler, on ne s’en étonne plus comme il y a seulement dix ans, on ne s’en choque plus, on ne se demande plus si on doit quitter ce foutu pays qui est le nôtre depuis plus longtemps qu’eux, depuis les premières siècles en vérité, les juifs a été chassés plus de dix fois, ils sont revenus, ils ont tout accepté, même l’indicible, alors pourquoi pas ce nouveau variant de l’antisémitisme, on peut bien le supporter avec grâce, courber le dos quand il passe, se vacciner pour la dixième fois et comme dans “Le pianiste” de Polanski, danser pour leur faire plaisir après leurs mauvaises blagues, l’enfouir au fond de son cœur ce judaïsme et devenir des marranes comme dit Georges Bensoussan, le ressentir chez soi, en douce, sans faire trop de bruit, ne pas crier.
Le soir elle se rend au spectacle de ceux qu’on appelle des comiques, ces stand ups hilarants qui finissent toujours par une petite blague sur la Shoah, ces calembours plein d’audace qui réjouissent toute la salle, -mais pas elle en fait, et elle ne rit pas, elles ne se lève pas pour leur faire une ovation, elle est juste glacée quelque part, une jeune fille gelée, et puis elle repart le dos courbé, et puis elle se dit… oh elle ne se dit plus rien.
Elle s’y habituera, ça fait deux mille ans – l’antisémitisme ? lol.
© Éliette Abécassis
Éliette Abécassis est une femme de lettres, réalisatrice et scénariste française
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