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La manœuvre de la Russie contre l’Agence juive

La manœuvre de la Russie contre l’Agence juive fait partie de son jeu régional

La décision de la Russie de dissoudre l’Agence juive à Moscou est un « acte préconçu » destiné à contrarier Israël.

Dans un contexte marqué par l’invasion russe de l’Ukraine, une crise climatique majeure, un accord sur le nucléaire iranien dans l’impasse et de nombreux autres événements internationaux, les journaux du monde entier font état d’une nouvelle crise : la querelle entre Israël et la Russie concernant la décision de Moscou annoncée fin juillet de fermer la branche russe de l’Agence juive.

Les gros titres ne sont toutefois qu’à moitié corrects : s’il y a effectivement une crise, celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec l’Agence juive, la plus grande organisation juive à but non lucratif au monde.

Malgré l’argument énigmatique avancé par la Russie via son ministère de la Justice et ses médias, la véritable crise se situe entre les aspects personnels et géopolitiques, et elle ne fait qu’empirer.

La délégation israélienne qui devait se rendre à Moscou il y a une dizaine de jours pour tenter de désamorcer la crise n’a pas décollé, puisque la Russie n’a pas validé les visas.

En parallèle, une audience préliminaire visant à étudier la demande de liquidation de l’agence déposée par le ministère russe de la Justice d’abord  fixée au 28 juillet, a été reportée de 30 jours.

L’Agence juive est une organisation quasi-gouvernementale méconnue, créée en 1929 pour venir en aide aux juifs du monde entier souhaitant s’installer en Israël.

Sa branche moscovite, qui participe activement à la promotion de l’immigration juive en Israël, a été créée en 1989. Depuis lors, il n’y a eu que des plaintes occasionnelles des autorités locales concernant ses agissements.

Au fil des ans, environ 400 000 juifs de Russie et plus d’un million de juifs de l’ex-URSS ont émigré en Israël. Plus de 17 000 sont partis depuis l’invasion russe de l’Ukraine, la plupart pour fuir le régime de Poutine, certains par crainte que le retour d’un « rideau de fer » semblable à celui de la guerre froide ne les emprisonne à nouveau.

Au-delà d’une fuite des cerveaux

Le nombre élevé d’émigrés observé dernièrement – ainsi que leur profil socio-économique – est certainement un facteur qui a contribué aux événements récents.

Des sources russes non officielles affirment qu’Israël, par l’intermédiaire de l’Agence juive, encourage l’émigration des personnes dont la Russie a actuellement le plus besoin – celles qui travaillent dans le secteur de la haute technologie.

Selon eux, l’affaire dépasse le cadre d’une fuite des cerveaux et la situation cause des dommages manifestes, voire intentionnels, à la nation russe en guerre.

Le gain qu’Israël pourrait tirer d’une crise qui attire l’attention sur cette institution anachronique serait une possibilité de réévaluer la nécessité d’avoir une Agence juive en 2022 alors que toutes ses fonctions peuvent facilement être assurées par l’État ou d’autres organisations.

La raison officielle invoquée par le ministère russe de la Justice pour justifier sa manœuvre inattendue est assez obscure et concerne des infractions juridiques non précisées commises par l’Agence juive.

Officieusement, les autorités russes soupçonneraient l’Agence juive de collecter illégalement des données sur des citoyens russes dans le but de préparer leur immigration, ce qui constituerait une atteinte à leur vie privée et une violation de la législation russe en matière de conservation des informations.

C’est une position curieuse, mais pas impossible pour un pays célèbre pour son mépris total des droits de l’homme.

C’est peut-être ce que fait l’Agence juive. Mais si tel est le cas, alors elle le fait depuis 33 ans. Pourquoi donc la Russie s’y intéresserait-elle

Les raisons sont nombreuses, elles ne sont que vaguement liées aux opérations actuelles de l’Agence juive et, en réalité, l’organisation a été soigneusement choisie par le Kremlin comme prétexte pour exercer des pressions sur Israël.

« Chaque fois qu’elles en ressentent le besoin, les autorités russes sont expertes dans l’art d’appuyer sur les points sensibles israélo-juifs », indique à Middle East Eye Zvi Magen, ancien agent de renseignement militaire et ambassadeur d’Israël en Russie.

« Dernièrement, il s’agissait des propos antisémites du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov selon lesquels Hitler était en partie juif ; aujourd’hui, c’est le thème sioniste, ancré dans la notion d’alya [l’acte d’immigrer en Israël], la raison d’être de l’Agence juive. Ils savent parfaitement ce qui énerve Israël. »

Selon Zvi Magen, actuellement chercheur à l’Institut d’études sur la sécurité nationale (INSS), il existe un lien direct entre ce thème conceptuellement antisioniste et la récente rencontre entre trois présidents en Iran.

En effet, alors que le président américain Joe Biden était en visite en Israël, le président iranien Ebrahim Raïssi recevait à Téhéran ses homologues russe et turc, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan.

« Dans ce contexte, cette attention négative portée à une Agence juive sioniste est un acte délibérément préconçu », souligne Zvi Magen.

Les intérêts de la Russie ont changé

Il ne s’agit toutefois que d’une partie d’un effort plus large déployé par le Kremlin pour saboter des relations qui semblaient exceptionnellement bonnes avec Israël, notamment à travers des critiques hebdomadaires à l’encontre des raids aériens israéliens en Syrie – qui sont coordonnés avec la Russie –, ou encore les critiques de l’ambassadeur russe en Israël visant le Premier ministre israélien Yaïr Lapid.

Les intérêts de la Russie ont changé : elle est sous la pression de l’Iran et une crise avec Israël lui est utile.

Un petit incendie allumé dans la région pourrait être une diversion bienvenue dans le contexte de la guerre en Ukraine.

De plus, la guerre de succession au Kremlin a peut-être déjà commencé et de nouveaux intérêts ont émergé.

Tous ces éléments coïncident avec un changement net de rhétorique.

« Je ne m’attends pas à une escalade plus prononcée. Il n’est pas dans l’intérêt de la Russie de modifier le statu quo sur la liberté d’action militaire israélienne en Syrie, pas plus qu’il n’est dans leur intérêt qu’Israël se joigne aux sanctions internationales contre la Russie », estime Zvi Magen. « Ils ont simplement besoin de créer une atmosphère de tension dans le cadre de leur jeu régional. »

Selon l’ancien ambassadeur, dès lors que cet objectif aura été atteint, l’affaire de l’Agence juive s’évaporera sans laisser la moindre trace.

Il existe des alternatives à l’explication proposée par Zvi Magen, alors que d’autres facteurs pourraient permettre de mieux comprendre ce qui semble être une situation étrangement obscure.

Il y a certainement une énorme différence entre la justification officielle et juridique avancée par le ministère russe de la Justice pour expliquer sa manœuvre inattendue contre l’Agence juive, et les autres explications, moins officielles ou en coulisses.

Toutes ne sont pas directement liées à Israël, cependant.

Evgueni Satanovsky, président de l’Institut du Moyen-Orient en Russie et fervent nationaliste, a été à la tête du Congrès juif russe entre 2001 et 2004.

Cité par le journal russe Vesty le 22 juillet, il a affirmé que le conseil d’administration de l’Agence juive était formé et financé par des juifs américains, ce qui permet dans les faits à des agents américains d’opérer sur le sol russe.

Se référant à cette affirmation, le rédacteur en chef du journal russe a souligné que le nouveau directeur de l’Agence juive était Doron Almog, un ancien major-général de l’armée israélienne. Il n’est pas allé plus loin, comme s’il s’agissait d’une insinuation.

Des échecs cuisants

Néanmoins, d’une manière générale, l’Agence juive est désormais perçue – ou présentée – comme l’agent d’un pays étranger opérant en Russie contre ses intérêts vitaux.

Le signe le plus évident en est la posture critique ouvertement adoptée par Lapid face à la brutalité russe en Ukraine.

En avril, Lapid, alors ministre des Affaires étrangères, a été le premier à utiliser le terme de « crimes de guerre » pour parler du massacre russe dans la ville ukrainienne de Boutcha.

En revanche, le Premier ministre israélien de l’époque, Naftali Bennett, a davantage pesé ses mots, tandis que le leader de l’opposition Benyamin Netanyahou, de nature franche et proche allié de Poutine, a choisi de ne rien dire du tout.

D’une manière générale, Israël marche sur une corde raide politique, essayant de satisfaire l’Ukraine tout en évitant de mettre la Russie en colère. Ce sont dans les deux cas des échecs cuisants.

Et il y a bien sûr la question de l’ego – celui de Poutine.

Satanovsky, entre autres, affirme que le nouveau Premier ministre israélien manque de respect au président russe.

Par exemple, contrairement à tous ses prédécesseurs, Lapid n’a pas appelé Poutine depuis qu’il a pris ses fonctions le 1er juillet.

Les commentateurs russes le mentionnent tout en insinuant un manque de gratitude de la part du dirigeant d’un pays dont les responsables politiques bénéficient depuis longtemps d’un accès plus aisé à Poutine que la plupart des dirigeants mondiaux.

Cependant, outre la guerre en Ukraine et la situation avec l’Iran, un autre facteur doit être pris en considération : les prochaines élections israéliennes, prévues 1er novembre, qui seront les quatrièmes en deux ans.

La crise politique actuelle entre Israël et la Russie est apparue alors que Lapid était Premier ministre et pourrait donc être utilisée contre lui au fil de la campagne électorale. D’autant plus que lors des élections de 2020, Netanyahou a utilisé son amitié avec Poutine dans le cadre de sa campagne.

Néanmoins, s’il peut être tenu pour responsable de la crise, Lapid pourrait également obtenir le soutien d’une partie de l’électorat russophone qui lui est reconnaissante pour sa position sur l’Ukraine et qui est irritée par le silence de Netanyahou.

Les sous-entendus sont déjà là et le Kremlin ne versera pas de larmes.

En mai, lorsque la crise politique en Israël était à son paroxysme, certains médias russes s’attendaient déjà à un retour de Netanyahou pour offrir à Poutine un partenaire beaucoup plus commode.

Ainsi, cette affaire qui a commencé dans des bureaux de l’Agence juive en Russie pourrait se terminer dans le bureau du Premier ministre en Israël.

Source : middleeasteye.net

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